Numéro

Six

Monoblog

Le culte des roues sacrées

Cruel tableau que les hérissons écrasés au bord des routes. Le plat commun dont se régalent les pies, corneilles et corbeaux. Ces bêtes charmantes, dont la triste fin afflige les âmes bienveillantes et font le bonheur des oiseaux carnivores, n’ont pas la mort facile. Elles n’ont que quelques secondes, malgré des phares éblouissants, pour viser avec précision la courte largeur d’un pneu de voiture lancée à toute vitesse.
Les hérissons ne meurent ni par accident, ni par instinct suicidaire. Ils quittent ce monde, emplis de joie, avec la promesse d’une vie meilleure, dans l’au-delà de leur religion.

 

Ces animaux ont le goût de la prière et des offices. Tous les jeudis, ils se réunissent dans le terrier du culte de leurs villages, afin de célébrer leur croyance et se préparer au sacrifice de la fin de semaine, rituel qui s’étend du vendredi au dimanche. À cette occasion, après d’âpres luttes qui galvanisent les spectateurs, de jeunes mâles vigoureux sont élus pour le martyr.

Ils ont alors une journée pour saluer leur famille, leurs amis et se préparer à rejoindre le paradis des hérissons, peuplé de jeunes hérissonnes et de doux éphèbes, soumis pour l’éternité à leurs moindres désirs.

Malgré tout, ces dernières vingt-quatre heures de vie terrestre leur paraissent bien longues, tant ils sont impatients d’accéder aux cieux des justes. Quand le soleil se couche enfin, dans tout le pays, des milliers de files indiennes se rendent au bord des rubans de bitume, pour épouser les Roues Sacrées de l’ultime sacrifice.

 

– Faut avouer, c’était quand même une idée de génie.
Et le corbeau rota.
– Le busard d’à côté n’en dit pas moins.
Et rota à son tour.
– Paix et justice à ton frère, dit la pie.
Qui fit un rot flûté.
– Feu le Pape des hérissons, nous te louons.
Et la corneille rota elle aussi.
– Tu crois qu’il l’a rencontré, son paradis ?
– Il a surtout rencontré l’estomac de la chouette d’Enfer.
– Salope !
– Bah, ce n’était pas vraiment de sa faute, à la chouette…
– Comment ça ?
– À dormir le jour, elle a toujours les nouvelles en retard.
– Ah, oui… évidemment… C’est ballot.
Un silence coupable s’installa. La pie relança la discussion.
– Qu’importe, le culte se propageait déjà. Cette erreur a même aidé. Le pape est devenu un martyr.
– Vrai que ces boules piquantes sont un peu connes.
– Mais ce qu’elles sont bonnes !
– Tu l’as dit !
– Fraîches, juteuses, déjà décapsulées, prêtes à consommer.
– Tu crois que ça va durer ?
– Pourquoi ça s’arrêterait ?
– Et si les pelotes d’aiguilles se rendaient compte que leur paradis, leur religion, tout ça, c’est de la foutaise ?
– Elles sont croyantes, motivées, t’inquiètes pas, ça va durer.

 

Quelques saisons auparavant, un hérisson s’était approché des volatiles avec un drapeau blanc. De mémoire d’oiseau, aucune brosse à chaussure n’avait osé un truc pareil. Dès lors, avant de le transpercer de leurs becs affamés, ils prirent le temps de l’écouter. Puis, à leur grand étonnement, avec un sentiment de merveilleux, ils le laissèrent partir, entier et vivant.

À cette occasion, un étrange marché fut scellé. L’idée du mikado sur pattes était brillante. Elle assurait aux oiseaux une nourriture illimitée, prête à consommer, toujours aux mêmes endroits, aux même jours, contre l’immunité à vie pour sa petite personne. Autrement dit ; l’assurance de se déplacer en paix sans risquer de finir dans l’estomac d’une buse ou d’un milan.

Les meilleurs échanges sont toujours issus de l’imagination la plus fertile, même au prix des pires arrangements envers son propre peuple. Comment ce traître à sa race arriva à convaincre ses congénères, et du Culte de la Roue Sacrée, et de se faire élire pape, nul ne le sut. Mais le résultat fut sans appel ; les oiseaux n’eurent plus jamais faim.

 

Si les hérissons avaient porté des lunettes, Alfred en aurait eu. Avec ses piquants modestes, sa faible constitution et son museau d’intellectuel, il contemplait tous les jeudis, songeur, les joutes des jeunes musclés pour la vie éternelle.

Mayahsus, le pape devenu prophète, martyrisé par la chouette d’Enfer, n’avait pas été protégé par son Dieu. Pourtant, cette fraîche religion ne manquait pas de disciples. Ses apôtres répandaient sa parole sainte et, chaque semaine, justifiaient son sacrifice.
Mais, voilà, Alfred doutait. Doué d’un odorat hors de pair, il croquait les meilleurs vers de terre sans perdre de temps et réfléchissait en digérant. La première condition de la pensée est un ventre bien plein.

Improbable réincarnation d’Aristote, ce hérisson était un logicien. Il avait beau examiner le problème sous toutes ses faces, l’apparition subite du Culte de la Roue Sacrée ne pouvait, à l’évidence, servir les intérêts des siens. Alors, tout à son questionnement, Alfred retourna le problème. Quels pouvaient être les bénéficiaires d’un tel culte mortifère ?

Avant l’aube, au bord de la nationale, Alfred se cacha dans un bosquet. L’endroit était choisi. Trois de ses frères gisaient sur le bitume. L’aurore apparu. Les oiseaux aussi. À mesure que ces gourmands se rassasiaient, ils échangeaient les dernières nouvelles, sans manquer, entre des rots aux tonalités diverses, de se moquer de son peuple dans les termes les plus méprisants.

Ainsi, Alfred connu l’indicible marché du premier pape des hérissons.

Il passa le lundi à réfléchir encore plus qu’à l’habitude. Révéler la supercherie serait, sans nul doute, l’ultime blasphème et la mort assurée. La vérité est la plus dangereuse des armes. Après avoir envisagé ce nouveau problème sous toutes les coutures, il songea aux avantages de cette croyance.

Les plus beaux mâles finissant en steak haché, il n’eut pas de mal à faire rire une belle hérissonne. Avec son flair désormais renommé, sa nombreuse famille n’eut jamais faim. Et toujours, aux aurores, il prit soin d’édifier sa descendance, cachée dans le bosquet près de la nationale, aux conversations des oiseaux et à la réalité du Culte de la Roue Sacrée.

Son terrier magnifique, avec sa multitude d’enfants bien éduqués, fit l’admiration de tous. Muni de cette aura, prodigue en paroles apaisantes et sages conseils, il fut, sans difficulté, élu second pape des hérissons.

Arrivé au sommet de la gloire, Alfred passa désormais le reste de sa vie à déclarer vainqueurs des joutes les jeunes hérissons les plus doués, ceux qui n’auraient pas manqué, plus tard, de contester sa situation. Il faut toujours se prémunir des ambitieux.
À sa mort, pleurée par tout son peuple, sa fille Annabelle, la plus capable de la fratrie, fut plébiscitée troisième papesse du Culte de la Roue Sacrée.

 

Depuis ce jour, tous les jeudis qui vaillent, à longueur d’année, fièrement sise sur le caillou sacré de la révélation, devant le premier autel du pays, Annabelle célèbre l’office, bien décidée à vivre le paradis, ici et maintenant, bien plus qu’au ciel, jusqu’à la fin de sa vie terrestre, longue et prodigue, fertile et joyeuse, entourée de sa famille et sa descendance, une lignée pour des siècles et des siècles, dévouée au Culte de la Roue Sacrée, bénissant à chaque seconde de leur vie de jouissance et de luxure, l’idée géniale du premier pape des hérissons, que l’histoire retint sous le nom de Mayahsus.